Article paru dans la Revue du financier n° d'avril 2019 pages 22 à 34
Le rôle des codes de déontologie et de
la prévention des conflits d'intérêt dans la lutte contre la corruption
Pour
lutter contre la corruption, certains observateurs estiment que seulement deux
types d’instruments sont légitimes :
-
le
cadre répressif de l’État (lois fixant des interdictions, enquêtes et
répression pénale) ;
-
les
procédures de détection internes aux organisations (audit interne, contrôle
interne, sécurité des systèmes d’information).
En bref, seuls les
dispositifs contraignants, obligatoires (le hard )
seraient efficaces. Les dispositifs préventifs, volontaires, d’autorégulation, comme
les codes de déontologie et la gestion prudentielle des conflits d’intérêts seraient
au contraire peu pertinents. Présentés comme une démonstration de bons
sentiments sans portée réelle, deux types de critiques sont émises à leur
encontre.
La
première critique porte sur l’incompatibilité par nature de l’ordre éthique et
de l’ordre économique. Certains économistes, tels Milton Friedman[1] ou
John Keneth Galbraith, soulignent que l’unique finalité de l’entreprise est le
profit tandis que la régulation et sa sanction relèvent de la mission de
l’État. D’autres vont plus loin dans la critique en estimant que ces
dispositifs « instrumentalisent l’éthique pour court-circuiter le contrôle
étatique et les normes morales mises en place par la société civile »[2].
L’analyse
qui suit souhaite montrer l’utilité, en complément des autres dispositifs, de
ces instruments de droit souple qu’ils soient présents dans le secteur privé,
d’où peuvent venir les corrupteurs potentiels, ou qu’ils soient mis en place
dans le secteur public où peuvent aussi se trouver des corrompus.
1
Codes de déontologie et instruments de prévention
des conflits d’intérêt : une réponse à la demande sociale d’intégrité
Les
valeurs fondamentales de l'action publique sont les principes d'impartialité-objectivité
et d'intégrité-probité. Ces deux remparts sont des cibles, à détruire si on se
place du point de la vue de la corruption et à renforcer du point de vue
des procédures éthiques.
1.1
La corruption : une atteinte à l’intégrité
et à l’indépendance des décideurs publics
La corruption, définie largement comme le fait de procurer à
autrui un avantage injustifié contre contrepartie, peut concerner aussi
bien les entreprises que les autorités publiques. Ainsi, on pourrait au sens
large considérer qu’entre dans le champ de la corruption un directeur des
achats d’une entreprise qui choisit un entrepreneur de travaux pour construire
le hangar dont son entreprise a besoin, non pas parce que cet entrepreneur
propose le meilleur rapport qualité/prix mais parce qu’il installe chez lui
gratuitement une piscine. Si on restreint le champ de la corruption, dans le
sens de l’article 433-1 du code pénal, aux « personnes dépositaires de
l'autorité publique », elle demeure un délit aux multiples visages comme
le résume le tableau ci-dessous.
Tableau n°1 : Les
éléments constitutifs des différents types de corruption
Délits
|
Élément caractérisant
|
Personnes en cause
|
Corruption
|
/
|
Un corrupteur + un corrompu
|
Trafic d’influence
|
Intermédiaire
|
|
Concussion
|
Une taxe
|
|
Favoritisme
|
Un marché public
|
|
Prise illégale d’intérêts
|
Une contradiction entre des intérêts
privés et publics
|
Un corrompu
|
Détournement de fonds publics
|
Un vol de fonds publics
|
Source : Hervé Boullanger
Comme on le voit, ce
délit met toujours en relation un avantage public (marché public, subvention,
dégrèvement fiscal) attribué, avec passe-droit (appel d’offre faussé,
non-respect des critères d’attribution ou de dégrèvements), à un intérêt privé
(entreprise, particulier) en échange d’un avantage, en nature ou financier pour
l’agent public décisionnaire. Les deux niveaux de corruption : -
grande corruption à l’échelle politique et petite corruption à l’échelle
administrative (par exemple pour obtenir des autorités un permis, un marché,
une subvention…) – sont de ce point de vue de même nature.
1.2
Les codes de déontologie : une affirmation
de l’attachement à l’intégrité
Même si le mot déontologie est tardif (attribué à au
philosophe utilitariste Jeremy Bentham[3]),
l’ancienneté des codes de déontologie professionnelle est attestée dès le moyen-âge.
Ces premiers codes transcrivaient déjà, pour telle ou telle corporation
(orfèvres, changeurs, peaussiers…), les vertus communes et obligations applicables
au monde du travail et transmises depuis l’antiquité, tels que la
loyauté des marchandises, l’équité des échanges, l’intégrité personnelle, la
non-appropriation des biens sociaux. La montée en puissance actuelle
(principalement à partir des années 90) de cet outil de régulation tient à des phénomènes
plus récents :
1/ des phénomènes dus à l’évolution des perceptions éthiques
dans la société
-
la complexité des interactions économiques qui
multiplient les échanges, et donc les risques de conflits d’intérêt entre
acteurs économiques, politiques et sociaux ;
- l'affaissement, en Occident, des
fondements spirituels de l’éthique qui nécessite l’affichage de valeurs
qui « prennent la place laissée vacante des fondements pour fournir une
référence transcendante intrinsèque qui rendrait l’éthique comme
autosuffisante »[4];
- le délitement des carrières longues chez
le même employeur, manifeste dans les entreprises mais également dans certaines
administrations nationales où les régimes à statut sont remis en cause. Cette
évolution distend le lien spontané de loyauté entre employeur et salariés qu’il
faut dès lors renforcer par des règles éthiques ;
l’essor des thérapies cognito-comportementales qui
considèrent que l’on peut agir sur le comportement des individus par des
techniques de rééducation des croyances en direction d’une meilleure adaptation
sociale[5].
2/ des phénomènes dus à l’évolution des attentes de la
société envers les acteurs de l’économie ;
-
les scandales à retentissement mondial dans
lesquels sont apparus des informations falsifiées, des délits d’initiés, un
manque de transparence ou des faillites en chaîne (Enron 2001, Worldcom 2002,
Société générale, Madoff, subprimes
et UBS 2008, Swiss Leaks 2015) ;
- l’exigence de développement durable qui
condamne la prédation des ressources et prône leur gestion responsable ;
- la multiplication des autorités
nationales (OCLCIFF Tracfin, AFA, ACPR,[6]…) et internationales (FMI, ONU, GAFI, OCDE, OIT[7]…)
et des ONG (ex : Anticor,et Transparency international, Sherpa) qui
promeuvent l’autorégulation des professions, notamment contre la corruption.
Relevant tous du droit dit « souple » (soft law) par opposition aux lois et règlements dotés d'une force juridique
contraignante, les textes énonçant les valeurs d’une entité publique ou privée peuvent
être de nature très différente :
-
valeurs assimilables
à des principes d’action qu’une entité s’engage à respecter (fiabilité, respect
du consommateur et des clients, innovation, solidarité, diversité des
recrutements, esprit d’entreprise, sens du service public…) ;
-
valeurs de la responsabilité sociale des
entreprises (respect de l’environnement et gestion des ressources humaines
bienveillante) [8] ;
-
valeurs de gouvernance (encadrement et
transparence de la rémunération des dirigeants, bonnes pratiques du comité
d’audit, administrateurs indépendants…).
Les codes ou chartes de déontologie, qui énoncent les
comportements recommandés et les interdits. Ils peuvent inclure tout ou partie
de ces valeurs mais leur principale caractéristique est la place centrale
donnée à l’intégrité, comme on peut le voir dans le tableau ci-dessous.
Tableau n°2 : Les
principales valeurs des codes de déontologie et leurs fondements philosophiques
Valeurs
philosophiques
|
Valeurs
pratiques
|
Vérité
|
§ Transparence (décisions, comptes, intérêts…) mais
inversement respect du secret (réserve et discrétion professionnels)
§ Cohérence, congruence entre valeurs et comportements
|
Honneur
|
§
Intégrité,
droiture, probité, exemplarité
§
Indépendance,
impartialité
|
Humanisme
|
§ Respect des personnes (lutte contre les
discriminations et harcèlement)
§ Travail d’équipe, convivialité
§ Attention, tact, écoute, compassion, bienveillance,
courtoisie
|
Responsabilité
|
§
Sens du client,
exigence de qualité, performance, création de valeur
§
Compétences :
formation, professionnalisme
|
Source : Hervé
Boullanger
L’intégrité peut se définir comme « une condition de
l’utilisation des fonds, des ressources, des actifs et des pouvoirs
conformément à leur intention officielle et à l’intérêt général »[9].
Lorsqu’on mesure la hiérarchie des valeurs affichées dans les organisations,
l’intégrité apparaît toujours dans les cinq valeurs les plus fréquentes[10].
À côté des autres atteintes à l’intégrité qui peuvent
survenir dans le cadre professionnel (délinquance fiscale, fraudes,
escroqueries, blanchiment, harcèlement, abus de biens sociaux…), la corruption
constitue l’un des principaux risques que les codes de déontologie entendent
conjurer.
1.3
La prévention des conflits d’intérêt :
l’attachement à l’indépendance
Comme indiqué ci-dessus, l’indépendance (c’est-à-dire la
neutralité et l’impartialité) est une valeur centrale des codes de déontologie.
La prévention des conflits d’intérêt
entend garantir que cette indépendance est présente lorsqu’une autorité
prend « un acte de sa fonction » ou exerce « sa mission » ou
« son mandat » [11].
Elle prend en compte les intérêts qui s’opposent, lorsque l’un d’eux pourrait affecter
la motivation à agir sur les autres (c’est-à-dire compromettre son objectivité,
son impartialité), ou au moins donner cette impression (on parle alors «
d’apparence de conflit d’intérêts »). Elle est nécessaire dans toute activité
humaine et très répandue dans certains secteurs professionnels :
professions médicales, professions réglementées, conseil, coaching, etc.
Dans le secteur public, elle est par définition l’antidote à
la corruption qui est la forme la plus aboutie du conflit d’intérêt, c’est à
dire la forme dans laquelle le décisionnaire en tire un profit c’est-à-dire « directement
ou indirectement, des offres, des promesses, des dons, des présents ou des
avantages quelconques »[12].
Sous la qualification de trafic d'influence ou de prise illégale d'intérêts, le
conflit d’intérêts entre alors dans le cadre du délit de corruption.
Depuis quelques années, la France a renforcé son arsenal
réglementaire désormais très complet[13]
pour prévenir les conflits d’intérêts pouvant concerner les élus et agents
publics :
- mécanisme de suivi
et de vérification des déclarations de patrimoine ;
- sanctions sévères en cas de non-respect de cette
réglementation ;
- contrôle de ce respect par des autorités administratives
indépendantes : la Haute autorité
pour la transparence de la vie publique (HATVP) créée en 2013 et chargée de
contrôler les déclarations de situation patrimoniale et les déclarations
d’intérêts de 15 000 responsables publics et la commission de déontologie de la
fonction publique créée en 1993 chargée plus particulièrement du « pantouflage »[14].
Les dépositaires de l’autorité publique sont désormais tenus
de faire cesser immédiatement les situations de conflit d'intérêts dans
lesquelles ils se trouvent ou pourraient se trouver.
2
Les
atouts de ces dispositifs pour lutter contre la corruption
La loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la
lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique (loi
Sapin II) renforce les actions à mettre en œuvre pour prévenir la corruption :
registre de lobbyistes, protection des lanceurs d’alerte, délit d’entrave… Les
missions qu’elle confie à l’agence anti-corruption sont également une
reconnaissance de la place à accorder aux instruments de droit souple tels
que déontologue, charte et comité déontologiques et déclarations d’intérêt
obligatoires.
2.1
Les
apports des codes de déontologie et des dispositifs de prévention des conflits
d’intérêt par rapport aux
interdits et sanctions posés par le droit positif.
Les codes de déontologie et la prévention des conflits
d’intérêt, se caractérisent, par rapport aux instruments répressifs, policiers
et judiciaires, par une forte dimension déclarative : les codes sont des
déclarations d’intention et la prévention des conflits d’intérêt repose sur les
déclarations spontanées des dirigeants publics qui doivent se déporter
volontairement lorsqu’ils sont amenés à prendre une décision qui a un impact
sur leurs intérêts personnels.
Comme rappelé dans le tableau ci-dessous, cette dimension
déclarative ne leur permet pas de corriger toutes les sources de la corruption.
Ils peuvent toutefois, en créant une culture de l’éthique et un environnement
de conformité, corriger d’autres facteurs qui favorisent la corruption.
Tableau n°3 :
Impacts du cadre éthique sur les sources de la corruption
Impacts forts
|
Impacts faibles
|
§ Pratiques usuelles dans
certains pays,
§ Pouvoir discrétionnaire
illimité et absence de contre-pouvoirs,
§ Manque de transparence,
§ Procédures et instructions
dépassées et peu claires.
|
§
Absence de mise
en œuvre des politiques,
§
Force
insuffisante des lois,
§
Instructions
d’application inadéquates, Revenus insuffisants des agents publics de
contrôle,
§
Dissimulation
délibérée et astucieuse de complices déterminés et sans scrupule.
|
Source : Hervé
Boullanger
Autres avantages de ces dispositifs : ils constituent
une éthique en action, un éthique pratique. À l’inverse de l’éthique générale
ou des lois, ils traitent de situations concrètes, ils donnent des indications
sur la pratique professionnelle quotidienne. Le code de conduite général est
souvent assorti de plusieurs codes par métiers : code des achats, codes
des commerciaux pour le vente et le marketing, code informatique pour les
usages du numérique, charte du management, code des dirigeants, etc. Les
différents codes sont marqués par les singularités de chaque secteur
professionnel (ex : les codes des banques par le souci de vérifier les
identités, les codes de l’industrie alimentaire par la sécurité des produits,
le respect des usagers dans l’administration…). Ils sont adaptés à la diversité
des missions et des métiers propres à chaque service et traduisent, dans chaque
cas, la dimension spécifique des exigences de probité, d'intégrité,
d'impartialité et de prévention des conflits d'intérêts qui sont communes à
tous.
Le
cadre éthique peut être accompagné de guides ou d'indications pratiques
exposant, à partir de cas concrets, les dilemmes dans lesquels les intéressés
peuvent se trouver et apportant des éléments de réponse sur la conduite à tenir,
les compromis possibles, les lignes rouges à ne pas franchir ou les erreurs à
éviter. Lorsqu'un cas nouveau se présente, le déontologue de la structure est
appelé à émettre une recommandation.
« Appliquer
une norme à un cas particulier est un opération extraordinairement complexe … et
il n’est pas toujours clair que tel cas doit être placé sous telle norme [15]».
C’est pourquoi, les codes s’efforcent de résoudre des cas précis de situation à
risque en matière de confidentialité, d’impartialité, d’intégrité, de qualité
ou de respect de la personne.
Les
codes et préventions des conflits d’intérêt sont accompagnés, lorsqu’ils
fonctionnent efficacement, de procédures de dialogue périodique (réunions
animées par le déontologue) qui permettent d’analyser, au fil de l’eau, les cas
concrets les plus délicats. L’éthique professionnelle est une éthique de
situation très pratique qui nécessite un échange fréquent entre dirigeants,
déontologues et salariés pour examiner les dilemmes rencontrés.
2.2
Les
apports des codes de déontologie et des dispositifs de prévention des conflits
d’intérêt par rapport aux
autres procédures internes de conformité.
La
conformité (compliance en anglais)
regroupe l’ensemble des mécanismes (stratégie et procédures) mis en œuvre par
les organisations dans le but d’assurer le respect des règles de droit
applicables et de l’éthique. Aujourd’hui, ces mécanismes, comme indiqué dans le
tableau ci-dessous, poursuivent trois types d’objectifs. S’appuyant sur le
facteur humain ou sur des outils techniques ou informatiques, ils participent à
améliorer l’étanchéité de l’organisation aux risques de non-intégrité, parmi
lesquels la corruption.
Tableau
n°4 : Les principaux modes internes de riposte contre les risques de corruption
Objectifs
|
Techniques
internes de riposte et de détection
|
1/ Développer la vigilance humaine
|
§ Formation du personnel
§ « KYC » : Connaissance documentée des partenaires
économiques (identité…)
§ Éthique :
un déontologue, une charte, un comité, déclaration d’intérêts obligatoire
§ Un responsable
: un correspondant interne chargé des relations avec les autorités
répressives publiques : Tracfin, AFA…
§ Audit externe
: publication des comptes certifiée par un commissaire aux comptes, audit
anti-fraude
§ Alerte : dispositifs
d’alerte interne et protection des lanceurs d’alerte
|
2/ Renforcer les dispositifs de
contrôle interne
|
§
Description des
processus mis en œuvre dans l’organisation
§
Élaboration d’une carte
des risques
§
Élaboration d’un plan
d’action et de contrôle de maîtrise des risques
|
3/ Garantir la vigilance informatique
|
§ Audit de sécurité S.I.
§ Tests d’intrusion
§ Mise à jour des logiciels
|
Source : Hervé
Boullanger
L’étude
2017 Euler Hermes confirme, comme chaque année, que le mécanisme le plus efficace pour
prévenir les situations d’atteinte à la probité est le renforcement de la
vigilance humaine (53% des cas de détection) [16]. La
préparation, la diffusion et parfois la signature des codes de déontologie et
des déclarations d’intérêts et de patrimoine constituent le meilleur moyen de
mettre sous tension les personnels afin qu’ils soient sensibilisés à la
corruption.
3
Deux
exemples d’un cadre éthique pour lutter contre la corruption
Pour comprendre comment un cadre éthique fixant une liste de
valeur et organisant la prévention des conflits d’intérêt est susceptible de
constituer un rempart à la corruption, il est nécessaire d’examiner où il
fonctionne dans des secteurs économiques mettant en relation public et privé.
Tel est le cas pour le secteur de la comptabilité qui a pour mission de publier
des données chiffrées fiables nécessaires aux parties prenantes (administration
fiscale, actionnaires, banques…) et le secteur de l’achat public dans lequel
des entreprises sont fournisseurs de l’administration.
3.1
La déontologie des professionnels du chiffre
En matière de lutte contre la corruption, les professionnels
du chiffre, c’est-à-dire les auditeurs (commissaires aux comptes) et les
comptables ont un rôle fondamental à jouer dans la mesure où aucune
malversation ou détournement n’est possible sans que les délinquants aient
besoin, à un moment ou un autre, de dissimuler dans les comptes, les flux
financiers illégaux qu’ils ont générés.
Corrupteurs
et corrompus ont besoin que les fonds sortis de la caisse d’un comptable public
et entrés sans base légale dans un patrimoine privé trouvent un prétexte en
comptabilité. Les serments solennels prêtés par les professionnels du chiffre au
moment de leur prise de fonction puis les codes de déontologie qu’ils doivent
appliquer ensuite, sous peine de sanctions disciplinaires constituent des
garanties contre leur participation à la corruption. Qu’ils soient actifs dans
la corruption c’est-à-dire bénéficiaires ou complices, ou qu’ils soient trompés
par négligence (manque de diligence dans leurs contrôles), les sanctions
encourues par ces professionnels devant leurs instances disciplinaires et qui
s’ajoutent aux éventuelles condamnations pénales, sont très lourdes en raison
du caractère aggravant que constitue le parjure au serment.
Comme le montre le tableau ci-dessous, on peut être frappé
par les similitudes, dans ces serments et codes,[17]
entre les règles imposées aux professionnels du chiffre exerçant dans le
secteur privé (experts-comptables et commissaires aux comptes) et dans le
secteur public (membres des juridictions financières : Cour des comptes et
chambres régionales des comptes et comptables publics).
Tableau
n° 5: Les valeurs communes figurant dans les normes déontologiques des
professionnels du chiffre du secteur public et du secteur privé
Valeurs
|
Commentaires
|
Contenu du Serment
prêté solennellement[18]
|
- Probité (EC, CAC,
CP)
- Respect des lois
(EC, CAC, CP)
- Fidélité (CP)
- Indépendance
(CAC)
- Honneur (CAC)
- Secret (JF)
- Bien remplir ses
fonctions (JF)
- Dignité (JF)
- Loyauté (JF)
|
Indépendance,
impartialité
|
Sont interdites les situations
qui créent un conflit d’intérêt
|
Probité, intégrité
|
L’intégrité et
l’honnêteté sont des conditions d’exercice de la profession. Leur manquement
sanctionné par le pouvoir judiciaire entraine une sanction disciplinaire
pouvant aller jusqu’à l’interdiction d’exercer.
|
Secret, réserve
et
discrétion professionnels
|
Un professionnel du chiffre ne
communique les informations qu'il détient qu'aux personnes légalement
qualifiées pour en connaître.
|
Compétence
|
Obligation de la
formation continue.
|
Dénonciation des
crimes et délits
|
Les malversations ou
infractions pénales découvertes au
cours de la mission doivent être dénoncées au procureur de la République.
|
Source : Hervé
Boullanger
Comme on peut le constater à la lecture des valeurs mises en
exergue, ces règles déontologiques communes sont celles qui offrent la
meilleure protection contre la corruption. Ce lien est évident pour les
obligations d’intégrité, de probité, d’honneur et d’indépendance et de
dénonciation des crimes et délits mais c’est également le cas pour les deux
impératifs de secret (qui protège contre la divulgation d’informations qui se
réaliseraient contre rémunérations) et de compétence (qui protège les
professionnels du chiffre contre les tentatives des délinquants de les abuser,
au moyen par exemple de faux documents).
Comme l’indique le tableau ci-dessous, certaines valeurs ne
sont pas communes aux professionnels privés et publics et ce sont justement
celles qui n’ont pas d’impact sur la lutte contre la corruption.
Tableau n°6 : Les valeurs des
normes déontologiques des professionnels du chiffre qui divergent entre secteur
public et secteur privé
Thèmes
|
Commentaires
|
Neutralité
|
Les professionnels du
chiffre dans le public doivent s’abstenir de mettre en avant leurs convictions
politiques, philosophiques ou confessionnelles
|
Dignité
|
Les professionnels du
chiffre dans le public doivent s’abstenir, même en dehors du service, de tout agissement qui porterait préjudice
à la confiance dans l’institution
|
Assistance, courtoisie et confraternité
|
Les professionnels du
chiffre dans le privé doivent se garder de tout acte ou propos déloyal à
l’égard d’une confrère ou susceptible de ternir l’image de la profession. Ils
s’efforcent de résoudre à l’amiable leurs différents
|
La communication
|
Pour les
professionnels du chiffre du privé, les actions de communication à l’égard de
tiers sont encadrées
|
Source : Hervé
Boullanger
3.2
Le
cas des marchés publics
Le
tableau ci-dessous récapitule les étapes du processus de commande publique dans
lesquelles la corruption peut s’exercer et continue de s’exercer massivement à
travers le monde[19]. En Europe, le « code »
des marchés publics[20] encadre surtout la phase de sélection des
candidats mais la corruption s’exerce aussi, et de plus en plus, dans la phase,
moins visible, d’exécution des marchés (ex : validation contre rétribution
masquée d’une livraison de
travaux défectueux).
Tableau n°7 : Les risques
déontologiques dans le processus marchés publics
Étapes
du processus
|
Risques
|
Niveau
de risques
|
Spécifications techniques du besoin
|
Inutilité du marché, imprécision ou
critères excessifs du besoin, absence de transparence pour les candidats,
absence d’efforts dans le sourcing,
divulgation d’informations confidentielles, possibilités cachées
d’élargissement ultérieur du contrat
|
1
|
Sélection des candidats
|
Pondération et hiérarchisation des critères, système de
notation des offres, choix injustifiable techniquement et juridiquement,
phase de négociation non transparente, montage contractuel inadapté aux
besoins
|
2
|
Exécution du marché
|
Mauvaise réception physique des
prestations, gonflement artificiel du volume des travaux, mauvaise qualité,
Absence de sanctions ou sanctions impropres du titulaire : pénalités de
retard et résiliation du marché, bons de commande non conformes, dérapage financier
par rapport au budget initial…
|
1
|
Archivage des données
|
Pertes et manquants, mauvaise traçabilité des échanges
avec le prestataire,
|
3
|
Source : Hervé Boullanger
Au-delà
des obligations de transparence et de libre accès aux marchés publics imposées
par la loi, certaines bonnes pratiques présentes dans les collectivités
publiques sécurisent l’éthique d’achat et évitent la corruption. Elles ne sont
pas obligatoires mais seulement recommandées par l’Union européenne[21] Elles sont
reproductibles dans le secteur privé où elles sont d’ailleurs souvent présentes.
En
premier lieu, dans le domaine de la prévention, les services achat se dotent
d’une charte de déontologie qui énonce des principes généraux : exercice digne,
intègre et impartial de ses fonctions par l’acheteur, confidentialité, égalité
de traitement des candidats, respect des principes de liberté d’accès à l’achat
par les fournisseurs ou encore achat au meilleur rapport-qualité prix. Elle
encadre également les relations des acheteurs avec les fournisseurs (réunions
dites de sourcing, visite de salons
professionnels). Tous les acheteurs sont invités à signer cette charte lors de
leur arrivée. Par ailleurs, les directeurs des achats doivent établir une
déclaration d’intérêt et non l’ensemble des acheteurs. Lors du départ, temporaire ou définitif, d’un acheteur,
le déontologue de l’entreprise est amené à examiner sa situation personnelle
afin de signaler un éventuel conflit d’intérêt. On
constate souvent que les chartes de déontologie sont insuffisamment connues ou
même signées. La bonne pratique
recommandée consiste alors à formaliser et à communiquer fréquemment sur la
procédure de déport ou de recours aux déontologues.
En
deuxième lieu, en complément aux codes de déontologie et dispositif de
prévention des conflits d’intérêt, les services achats appliquent des principes
ou valeurs rappelés ci-dessous qui ne sont pas imposés par le code des marchés
publics mais qui constituent des bonnes pratiques incontestables.
La
collégialité : elle est
présente lors du choix du fournisseur parmi les candidats, mais aussi lors de
l’élaboration de l’expression des besoins. L’équipe en charge du projet d’achat
se réunit (rédacteur du marché et prescripteur a minima) pour partager collégialement l’analyse économique et
technique globale (et discuter d’éventuels ajustements) des offres des
fournisseurs, puis consolider l’ensemble des notes. L’acheteur porteur du
marché fait analyser dans un premier temps la valeur « technique » et la valeur
« prix » par des groupes distincts. Ainsi, l’entité cloisonne
l’analyse technique (effectuée par le service prescripteur) et celle financière
réalisée par l’acheteur aux fins de prévenir le risque d’une notation technique
ajustée en fonction des prix proposés par les candidats (un candidat dont
l’offre est plus chère mais techniquement meilleure pourrait voir sa note
technique rehaussée pour être retenu). L’ensemble de l’analyse est évidemment
contrôlé par le responsable hiérarchique et la direction juridique. Les
rapports d’analyse des offres, de plus en plus fréquents, assurent désormais la
traçabilité de ce processus décisionnel. Encore trop souvent présentés sous la
forme d’une simple grille d’analyse des offres ou d’un rapport de présentation
sans mention de l’identité des membres des équipes projet, ces rapports gagnent
progressivement en précision (notamment depuis la suppression des commissions
d’appel d’offres dans les services de l’État[22])
en raison de la rémanence du traitement pénal des marchés publics.
La direction
centralisée : les bonnes
pratiques incitent les sièges sociaux à encadrer et à faire respecter dans les
filiales leurs lignes directrices et leur stratégie pour les achats. Pour aller
dans ce sens, un mouvement s’opère, de plus en plus souvent, en faveur d’une autorité
fonctionnelle de la direction centrale des achats sur les acheteurs des unités
opérationnelles.
Le
contrôle a posteriori :
lorsque la prévention de la corruption sur les achats n’est assurée que par un
contrôle préventif des conflits d’intérêt, un contrôle périodique ex post réalisé par une inspection
générale ou un service d’audit interne sur un échantillon de marchés peut
être mis en place ;
L’alerte : lorsqu’on souhaite favoriser la
responsabilité de chacun, on peut adopter une disposition réglementaire
transposant spécifiquement pour les marchés publics les dispositions de la loi
Sapin 2 du 9 décembre 2016 sur la protection des lanceurs d’alerte[23].
*
*
*
Si comme l’affirme Jean-Jacques Rousseau, « la liberté est l'obéissance à la loi que l'on s'est prescrite »,
la mise en place de codes de déontologie et instruments de prévention des
conflits d’intérêt constitue un bon compromis pour maîtriser les risques de
corruption tout en assurant une autonomie et une confiance a priori aux
acteurs.
La signature d’un
code de déontologie et le dépôt de déclarations d’intérêt et de patrimoine
solennisent la responsabilité éthique du représentant de l’autorité publique et
constituent un facteur aggravant en cas de production d’une fausse déclaration.
Ces procédures font « monter les enchères » pour ceux qui seraient
traversés par la fugitive tentation de se rendre coupable de corruption.
Inopérantes pour décourager les corruptions préméditées et résolues, elles sont
réellement efficaces pour limiter les actes de corruption commis par faiblesse,
comme par inadvertance ou habitude culturelle et qui restent encore, à
l’échelle planétaire, une catégorie de corruption beaucoup trop répandue.
[1]
FRIEDMAN, Milton, Capitalisme et liberté,
1962, Paris, Robert Laffont, 1971, p.133.
[2]
MARZANO, Michela, L’éthique appliquée,
2010, PUF, p.121
[3]
SAUVE, Jean-Marc, Conflits d'intérêts et
déontologie dans le secteur public, AJDA 2012 p.861
[5] Thanh-Lan Ngo, La thérapie cognitivo-comportementale - Théorie et pratique, Gaëtan Morin éditeur 2010
[6] OCLCIFF
office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et
fiscales, AFA (agence française anticorruption, ACPR (autorité de contrôle
prudentiel et de résolution) :
supervision des secteurs bancaires et d'assurance
[7] FMI (Fonds
monétaire international), GAFI (Groupe intergouvernemental d’action financière),
OIT (Organisation internationale du travail).
[8]
Commission européenne 3ème
communication sur la RSE, 2011 : « L ’intégration volontaire des
préoccupations sociales et écologiques des entreprises à leurs activités
commerciales et leurs relations avec leurs parties prenantes ».
[9] OCDE,
L’intégrité dans les marchés publics,
2008
[10]
Indicateurs des valeurs de l’agence Wellcom, 2013, 13 pays étudiés, plus de 4
000 entreprises, 22 993 valeurs au total -
http://www.valeurscorporate.fr/index-des-valeurs/les-11-premieres-valeurs-internationales
[11] Au
sens de l’article 2, I de la loi du 13 octobre 2013 relative à la transparence
de la vie publique, constitue un conflit d’intérêts « toute situation d’interférence entre un intérêt public et des
intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou paraître
influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction ».
[12] Article
433-1 du code pénal
[13] Obligation
de transmission d'une déclaration d'intérêts prévue à l'article 25ter
de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des
fonctionnaires. Lois relatives à la transparence financière du 11 mars 1988, lois
du 11 octobre 2013 relatives à la transparence de la vie publique, loi n°
2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et
obligations des fonctionnaires et son décret d’application 2016-1967 du 28
décembre 2016. Article 20 de la loi organique n° 2017-1338 du 15 septembre 2017.
[14] Le
« pantouflage » est la mobilité professionnelle des agents publics, vers
le secteur privé et le secteur public concurrentiel.
[16] 3ème
étude annuelle sur le risque de fraude en France. Étude conjointe de la société
d’assurance Euler Hermes, et de la DFCG, l’Association nationale des directeurs
financiers et de contrôle de gestion, auprès de deux cent directions
financières.
[17] Code
de déontologie des professionnels comptables de l’IFAC (International Federation
of Accoutants) – décembre 2017
Guide de déontologie des
agents de la direction générale des finances publiques (mai 2012)
Charte de déontologie des
juridictions financières et normes professionnelles prévues à l’article L120-4
du code des juridictions financières
Code de déontologie de la
profession de commissaire aux comptes (décret n°2007-431 du 25 mars 2007)
Code de déontologie des
professionnels de l'expertise comptable (décret 27 mars 2007 modifié par le
décret 2012-342 du 30 mars 2012)
[18] EC
(Experts-comptables), CAC (commissaires aux comptes), CP (comptables publics)
et JF (juridictions financières).
[19] OCDE, Bribery in Public procurement (2007)
[20] Directive
2014/24/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 février 2014 sur la
passation des marchés publics transposée en France par l’ordonnance n° 2015-899
du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics
[21] 1/ Office européen de la lutte anti-fraude,
(2013). Identifier les conflits d’intérêts dans les procédures de passation de
marchés publics concernant des actions structurelles - Guide pratique à l’intention des gestionnaires.
2/ Milieu Ltd pour la
Commission européenne, 2017. Évaluer les
avantages économiques de la protection des lanceurs d’alerte dans le cadre des
marchés publics.
[22]
Décret n° 2008-1355 du 19 décembre 2008 – article 15.
[23] Le
lanceur d’alerte se définit comme « toute personne qui a connaissance de
manquements graves à la loi ou au règlement, ou de faits porteurs de risques
graves ». Il a « le droit de communiquer, dans l’intérêt général, les
renseignements qui y sont relatifs », ajoute le texte, qui précise que « ce
lanceur d’alerte agit de bonne foi, sans espoir d’avantage propre ni volonté de
nuire à autrui ».
L’alerte pourra être donnée au sein de l’entreprise ou
de l’administration concernée, ou auprès d’interlocuteurs externes (Justice,
Défenseur des droits, ordres professionnels, associations…), voire être rendue
publique en l’absence de réaction ou en cas d’urgence.
La responsabilité pénale du lanceur d’alerte de bonne
foi ne pourra être engagée s’il divulgue des informations couvertes par le
secret — hors secret de la défense nationale, secret médical ou secret entre
l’avocat et son client.
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